AVA - Abolissons la Vénerie Aujourd'hui

Vénerie, une pratique féodale

S’il y a bien une chose qui saute immédiatement aux yeux des Français subissant la chasse à courre autour de chez eux, c’est l’impression de tomber nez à nez avec le fantôme d’un ancien monde, que l’on croyait enterré depuis bien longtemps. Toutes les valeurs et les usages liés à cette pratique sont les héritages d’une époque et d‘une catégorie sociale particulièrement lointaines : la féodalité et l’aristocratie.
Tant sur le plan de la vision de la nature, du droit juridique ou des rapports sociaux, la chasse à courre est l’application aujourd’hui d’une pratique d’hier, et cette contradiction ne peut que causer un trouble concret, constant et irrémédiable partout où cette chasse se pratique. 

Face à cet aspect de la vénerie, définir correctement les choses et éviter les raccourcis faciles est absolument nécessaire pour comprendre la survivance d’une telle pratique au XXIè siècle, pour saisir la racine des nombreux problèmes d’usage qu’elle génère et surtout pour être en mesure d’obtenir efficacement son abolition. Car ce qui relie (pêle-mêle) les invasions de jardins et de villages, le mépris de la population et des lois, le folklore médiéval, la négation de la sensibilité des animaux, la prédominance des nobles à la tête des équipages, la hiérarchie et la préséance en leur sein, c’est bien cet aspect féodal.

UN VESTIGE DE L’ARISTOCRATIE

Historiquement, culturellement, sur le plan des valeurs et même matériellement, la chasse à courre est une pratique indéfectiblement liée à l’aristocratie. Cela peut paraître évident quand on regarde son histoire, avec pendant plusieurs siècles un véritable monopole des nobles sur toute forme de chasse. Mais ce lien tient encore fermement aujourd’hui : il est revendiqué sans ambages par l’Association d’Entraide de la Noblesse Française (ANF), dans la partie « Vocation » de son site web :

« En dépit de l’évolution des mœurs et du temps, la noblesse a su préserver une place de choix au sein de la nation, comme nous avons pu le constater dans l’armée et dans l’Église. Dans certaines institutions culturelles, ils peuvent atteindre des scores extraordinaires : 80 % dans la Société de Vénerie… »
– ANF, La transmission et la persistance des valeurs nobiliaires.

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L’« Annuaire de la Vénerie », sorte de bottin mondain republié régulièrement depuis 1875, vient aussi largement confirmer cela : du Marquis de Vibraye au Comte Foucher de Careil, du Duc d’Estissac au Vicomte de la Bouillerie, du Baron Velge à la Comtesse du Monceau de Bergendal, on y trouve une concentration disproportionnée de titres de noblesse par rapport au reste de la population française. La présence de ces titres désuets est l’aspect le plus inoffensif et pittoresque (peut-être à égalité avec le port des redingotes) d’un grand tout cohérent et indissociable de la féodalité.
Et ce n’est pas l’existence des suiveurs de chasse, quant à eux plutôt « issus des classes populaires » ou des « équipages plus modestes de petite vénerie » (ces termes sont empruntés aux documents de la Société de Vénerie) qui viendra contredire cela. Bien au contraire, elle vient le confirmer : tout Roi a sa cour et ses vassaux, tout Seigneur a ses valets, sans quoi leur ordre ne repose sur rien.

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Pour bien clarifier ces liens, faisons d’abord un bref rappel historique.
Ce qu’on appelle « aristocratie » est la classe dominante de l’Ancien Régime, qui a pris peu à peu de l’importance à la sortie de l’Antiquité, offrant une certaine stabilité dans une époque de guerres incessantes, à l’effondrement des grands empires. Le pouvoir de cette classe était basé sur le territoire (le fief), le contrôle de « terres » avec des châteaux en leur centre, le tout étant hiérarchisé selon des rangs territoriaux (duché, comté, principauté…). Pendant son règne, l’existence matérielle de l’aristocratie était directement financée par des impôts agricoles. Tout ceci fait de la noblesse une classe liée aux campagnes plutôt qu’aux villes. Son rôle social était avant tout militaire et symbolique, s’adossant sur le clergé pour justifier moralement sa position dominante. C’est ce qu’on appelle, pour résumer, le système féodal.
Dans le cas de la France, le pouvoir de l’aristocratie a été mis au pas par l’avènement de la monarchie absolue qui a peu à peu restreint ses prérogatives. Aujourd’hui, cette classe a perdu son pouvoir et son autonomie (plus personne ne vit de la dîme et des impôts féodaux), mais elle cherche à maintenir une certaine cohésion à travers différentes organisations et pratiques. L’aristocratie propage donc toujours une culture et des valeurs qui lui sont propres, qui correspondent à son idéologie et à ses besoins, qui sont en quelque sorte des reflets de son rôle social et de son influence sur le monde. La chasse à courre est un élément majeur de ce dispositif, en tant que démonstration de pouvoir, de prestige, mais aussi du savoir-faire guerrier qui était à son origine (aujourd’hui assez obsolète mais qui reste symbolique).

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La survivance de cette pratique de nos jours, malgré l’effondrement du pouvoir féodal, en fait un des vestiges culturels principaux de l’aristocratie, mais qui, du fait de l’Histoire de notre pays, a dû en partie s‘adapter à l’ordre dominant actuel.
En effet, le passage entre le droit féodal et la propriété privée généralisée, engagé à partir de 1789, ne s’est pas fait sans remous ni détours. Le XIXè siècle, avec son lot de révolutions et de restaurations successives, a façonné l’adaptation de la chasse à courre au nouveau régime. Un des exemples majeurs de cela est son adaptation au nouveau droit de propriété des forêts : les grandes « forêts royales » dans lesquelles se pratiquait la chasse à courre sous l’Ancien Régime sont passées au statut de « forêts domaniales » et doivent aujourd’hui être louées par les équipages à l’Office National des Forêts (ONF).
Abolie avec les privilèges par la Révolution Française, la chasse à courre a ensuite été restaurée au moment où Napoléon Ier cherchait à reconstituer une aristocratie « impériale » sur laquelle installer son nouveau régime. C’est aussi pendant le second Empire que cette pratique connaîtra un essor, soutenue par Napoléon III. L’aspect sinueux de l’Histoire a donc permis à la chasse à courre de perdurer jusqu’à aujourd’hui, moyennant quelques adaptations à la marge.

L’EXODE VERS LA FRANCE

RURALITÉ OU FÉODALITÉ ?

Un indice de l’aspect féodal de la vénerie, qui transparaît dans les discours de ses défenseurs, c’est la mise en avant constante de la « ruralité », pas seulement au sens géographique mais en tant que valeur. Car ce qui est au cœur du pouvoir féodal c’est la question de la terre, ou plutôt « des terres », comme territoire, comme domaine. À travers ce terme de « ruralité », c’est une vision réellement identitaire qui est développée, présentant les campagnes comme des territoires à défendre contre l’urbanisation (et ses « envahisseurs néo-ruraux » avec « leurs mobylettes et leurs tondeuses à gazon de l’enfer », verbatim), contre la technologie (le refus du téléphone portable en chasse ou du puçage des chiens par exemple) et contre tout ce que la ville représente culturellement. À tel point que les veneurs se sentent débordés par les évolutions de leur propre pratique, avec les 4×4, les vans, les poids lourds, et tentent de les gommer de leur image, même s’ils ne peuvent pas s’en passer dans la pratique.
Plus généralement, les veneurs se voient comme le dernier carré d’une bataille contre la modernité. Dans les textes de leurs intellectuels, la référence constante au « sauvage » (jusqu’à se comparer eux-mêmes à des Inuits) interdit tout compromis avec l’idée même de civilisation et de progrès, même s’il leur arrive parfois de masquer cela derrière une critique de la déforestation ou de l’étalement urbain (des questions tout à fait importantes par ailleurs).
La solution qu’ils proposent face aux « excès du monde moderne » est un repli dans les coutumes du passé et donc vers les autorités qui les portent, qui protégeraient la société d’un progrès qui serait chaotique. Cette rébellion passéiste offre même une critique du productivisme en sylviculture, de la chasse à tir telle qu’elle s’est développée sous le capitalisme… C’est le regard désabusé et nostalgique que porte l’Ancien Régime sur l’actuel, bien loin de pouvoir envisager la démocratie et la science comme des solutions.

Tout irait bien si ceci restait dans le monde vaporeux des idées, mais cette vision féodale des rapports sociaux par les chasseurs à courre a malheureusement des répercussions très concrètes dans leur occupation du territoire, calqué sur une autre époque et sur un autre droit. Les invasions de jardins et de propriétés privées par les équipages sont désormais bien connues du grand public, et tout le monde a pu voir les images d’animaux pourchassés en ville. À chaque fois, les veneurs et leurs communicants assument parfaitement ces intrusions et sont même surpris qu’on les leur reproche. Quand, en 2020, la chasse à courre poursuivait un cerf jusque dans les rues de Compiègne (50.000 habitants), le maître d’équipage local n’a pas manqué de rappeler qu’à une certaine époque, avant la construction des maisons, cet endroit appartenait « à la forêt » (sous-entendu faisait partie de leur domaine).

Voici comment un autre grand défenseur de la chasse à courre, l’anthropologue Charles Stépanoff, résume cette approche territoriale :

« La chasse à courre n’est pas du tout liée à une vision étriquée de la propriété privée, bien au contraire, elle est liée à une question de droit d’usage. Le cerf ne respecte pas la propriété privée, les chiens non plus et donc les chasseurs doivent pouvoir aussi récupérer leurs chiens. »
– Charles Stépanoff, auditionné au Sénat dans le cadre de la mission d’information su la sécurisation de la chasse, juin 2022.

Le principe du « droit de suite » (aboli au 18e siècle, il autorisait le seigneur à poursuivre au-delà de ses terres), au cœur de toute la vision territoriale des veneurs, entre en totale contradiction avec le partage du monde actuel : plus aucun droit seigneurial ne prévaut aujourd’hui sur le domicile des citoyens français. C’est cette vision décalée des veneurs qui leur permet moralement de, par exemple, s’introduire dans la cuisine d’un habitant du Tarn en 2008 pour y tuer un animal au couteau, ou encore de menacer les gens qui osaient les filmer quand ils poursuivaient un cerf sur les quais de la gare de Chantilly en 2021. Le sentiment des automobilistes ou des promeneurs traités de « petites gens » ou de « moins que rien » quand ils ont le malheur de se trouver sur le chemin des cavaliers sont parmi les innombrables applications concrètes (et violentes) de cette vision féodale de la société.

L’EXODE VERS LA FRANCE

UN RAPPORT MÉDIÉVAL AUX ANIMAUX

Un autre aspect de cette vision du monde tout à fait typique de la féodalité, c’est le rapport à la vie animale et à la Nature en général. En effet, si aujourd’hui la science a apporté de nombreuses lumières sur ce sujet, avec notamment des connaissances sur la sensibilité des animaux, leur capacité aiguë à raisonner et à ressentir les choses, les veneurs fonctionnent sur un logiciel datant de la fin du Moyen-Âge.

03582277_hgemc_5_c03-059-i0001On peut par exemple observer cela à travers leur langage, comme reflet de leur vision du monde. Le lexique de la vénerie (très fourni, avec des termes connus comme « donner le change » ou « être aux abois ») remonte lui aussi au Moyen-Âge et aux premiers manuels de chasse comme celui de Gaston Phœbus ou de Jacques du Fouilloux. La chasse à courre ayant été conçue comme un exercice guerrier, ses récits donnent aux animaux des rôles de « valeureux et nobles adversaires », censés participer de plein gré à des genres de joutes. À travers ce lexique, chaque réflexe de survie et de terreur des animaux est traduit en terme de « ruse », voire même transformé en véritable tactique militaire : on dit que le cerf « forlonge », « double ses voies », « prend son parti », « fait hourvari »… Quand il n’est plus tenu par ses jambes après des heures de traque et arrête sa course, on voient encore un geste chevaleresque : on dit qu’il « tient aux chiens » ou alors qu’il « se rend ». Encore aujourd’hui, après chaque sortie, les veneurs s’évertuent à « rendre hommage » à leur « adversaire » du jour par un compte-rendu de chasse rédigé en ces termes cryptiques. Cette tradition s’inspire des grands récits de chasse des rois d’antan, dont les serviteurs lettrés embellissaient les exploits, faisant d’eux des héros chevaleresques terrassant un monstre ou affrontant un chevalier lors d’un duel honorable.
Dans tout cela, il n’y a bien sûr pas de place pour la reconnaissance de la sensibilité animale, sans quoi tout l’édifice s’effondrerait. Dans les différents documentaires réalisés sur la vénerie, on entend ses pratiquants assurer que les animaux traqués « ne souffrent pas, ils rusent et s’amusent avec les chiens ».  Les idées ne flottent bien sûr pas au-dessus du temps et elles naissent à des époques précises, dans des situations bien précises. On ne peut tout à fait comprendre les usages de la chasse à courre qu’en les replaçant dans leur époque d’origine, c’est-à-dire dans une époque pré-scientifique. On y trouve de l’anthropomorphisme, du mysticisme et surtout le parfait reflet d’une société féodale.

La chasse au sanglier

En ce qui concerne la vision de la nature, le socle idéologique de la vénerie repose sur deux piliers principaux : l’aspect guerrier (propre à l’aristocratie, comme on l’a vu plus haut) et le christianisme. Ce qui ressort des textes de la vénerie, c’est d’abord une Nature vue comme un grand jardin que Dieu aurait confié à l’Homme. La forêt est donc, en ce sens, un terrain de jeu, mais que son « gardien » doit gérer raisonnablement, afin qu’il se perpétue éternellement. Les animaux peuplant ce jardin leur doivent même la vie, comme le précise Xavier Legendre, de la Société de Vénerie :

« Plutôt que de laisser l’opinion se focaliser sur leur mort, tâchons seulement de montrer qu’ils ont une belle qualité de vie. Pour leur garantir la seule qui leur convienne, celle d’animal libre, ils doivent en payer un prix qui n’est autre que l’impôt du sang. »
– Xavier Legendre, Commission Animal & Écologie, Société de Vénerie

L’usage de l’expression « impôt du sang » n’est ici pas anodin, car c’est comme cela que l’on qualifiait le seul devoir des nobles, celui de risquer sa vie à la guerre.
Dans le même cadre, on peut comparer le respect réservé aux chiens de meute à celui des seigneurs envers leurs soldats envoyés à la bataille : on ne les considère quasiment qu’en tant que masse, on les entraîne « à la dure », on félicite leur « courage » mais sans vraiment s’étonner de leur mort au « combat », écrasés sur des routes de forêt ou éventrés par de malheureux sangliers qui défendent leur vie. Une équipe de chercheurs de la Bibliothèque Nationale de France (BNF), travaillant sur les écrits fondateurs de la vénerie, décrit comme suit ce rapport aux chiens :

« La loyauté et la fidélité des chiens envers leurs maîtres répond à celles des vassaux pour leur suzerain. »

Chasse de Louis XV dans la forêt de Compiègne, le rendez-vous au Puits-du-Roi

Chasse de Louis XV dans la forêt de Compiègne, le rendez-vous au Puits-du-Roi (1735)

 

L’EXODE VERS LA FRANCE

LA CHASSE AU CERF COMME CLÉ DE VOÛTE

La vie des animaux chassés est, quant à elle, hiérarchisée par leur valeur en tant qu’« adversaires » dans les différents manuels de chasse. Les deux références principales pour les veneurs sont Gaston Phœbus, avec son « Livre de la Chasse » rédigé au XIVè siècle, et Jacques du Fouilloux avec « La Vènerie » rédigé au XVIè siècle. C’est vers cette époque que le cerf est définitivement mis en avant comme la proie la plus noble, le « Roi des forêts », adversaire réservé aux puissants :

« Toutes les personnes ne sont pas mues de la même volonté ou du même courage, mais elles sont de natures diverses, comme l’a voulu Dieu notre Seigneur, qui ordonna ainsi plusieurs formes de chasse, qui sont de diverses manières afin que chacun put trouver chasse à sa plaisance et selon son État, car les unes appartiennent aux puissants, les autres aux faibles, et je vais donc vous les présenter par ordre. Je commencerai donc par la vénerie des cerfs, comment on les prend à la force des chiens, chasse qui est la plus plaisante qui soit. C’est une bonne chasse que celle du cerf, car c’est belle chose que de bien traquer un cerf, belle chose de le poursuivre, de le courir longuement jusqu’à l’abattre, soit en eau soit sur terre, belle chose la curée, belle chose de bien l’embrocher, de le dépecer et de lever les chairs. C’est une belle bête et plaisante, et je tiens là que ce soit donc la plus noble des chasses. »
– Gaston Phœbus, Le Livre de la Chasse (1389)

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De fait, chasser un cerf à courre demande une infrastructure conséquente, pas donnée à tous : un cheval, des chiens et quelques hectares de terre ne suffisent pas. L’animal peut parcourir plus de 50 km en une journée, fuyant à travers de grandes surfaces boisées. La chasse au cerf a donc naturellement été réservée à ceux qui possédaient les plus grandes forêts, c’est-à-dire d’abord la haute aristocratie, puis au monarque absolu seul qui s’est arrogé petit à petit les domaines royaux en exclusivité, y tolérant des « invités ». Les souverains successifs ont fait construire des châteaux, des chenils et des écuries pour accueillir leurs sorties champêtres, y ont entretenu des valets ainsi que toute une économie pour la maintenance et la logistique. Les forêts ont quant à elles été aménagées pour faciliter les chasses à courre, avec des travaux pour y raser de larges clairières et allées pour le plaisir des invités (et surtout pour ne laisser aucune cachette aux animaux), planter des poteaux indicateurs, etc.
Aujourd’hui, le privilège des rois sur ces chasses a disparu mais ces grands équipages ont subsisté sans eux. Le passage du droit féodal au droit actuel a eu un impact sur la forme des choses, mais l’infrastructure des grands équipages au cerf a été conservée intacte et, de main en main, a traversé deux siècles comme un héritage précieux, vanté dans tous les textes de présentation des équipages actuels. Leur place centrale dans toute la structure hiérarchique de la vénerie tient à cet héritage culturel de la vénerie royale, au symbole de puissance qu’il véhicule (et sur lequel nous reviendront plus loin), mais pas seulement.
Ce qui explique que cette suprématie se maintienne matériellement, c’est la question résolument féodale du territoire, du fief. La chasse à courre, se déroulant de manière mobile sur une grande zone, implique une dépendance vis-à-vis des propriétaires terriens attenants et une vassalité entre équipages. Beaucoup d’équipages de petite vénerie profitent de terres prêtées personnellement par des grands veneurs ou de vieux chiens donnés par ceux-ci pour constituer leur propre meute. Cette hiérarchie se retrouve d’ailleurs totalement dans la population des équipages : un maître d’équipage au lièvre pourra être membre subalterne dans un équipage au sanglier, et on le retrouvera comme simple suiveur auprès d’un équipage au cerf, effectuant des tâches comme ramasser le crottin ou préparer des sandwichs. Par contre, si un maître d’équipage au cerf venait un jour à sacrifier une journée de sa propre chasse pour aller suivre une vénerie au lapin, il serait reçu avec bien d’autres honneurs.

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L’EXODE VERS LA FRANCE

UNE CHASSE À « COUR »

Un autre des phénomènes aristocratiques véhiculé par la chasse à courre est celui de la cour : ces chasses forment des réseaux au service de ceux qui les organisent. C’est en ce sens que la vénerie n’est pas une pratique réservée strictement aux aristocrates mais plutôt un outil social et culturel au service de ceux-ci, et même un des derniers. Les rares équipages au cerf n’étant pas sous la coupe d’une famille noble reproduisent le même modèle et servent d’outil de consécration aux propriétaires. Rassembler autour de soi non seulement des nobles, mais aussi des personnages utiles, qu’ils soient issus de la bourgeoisie (des grands propriétaires terriens, des administrateurs d’État ou hommes d’affaires) ou non (des élus ruraux, des garde-chasses, des gendarmes, etc.), c’est tenir un réseau qui permet de faire des notables localement et donne donc un rôle central aux veneurs dans ce cercle. Comme l’Automobile Club ou le Jockey Club, la pratique en elle-même n’est qu’un prétexte à se réunir : la vénerie sert ici de catalyseur.
Le rôle de la messe annuelle de Saint-Hubert est très importante dans ce dispositif de cour : les élus locaux et les gradés de la Gendarmerie y sont invités pour peu qu’ils n’aient pas agi contre les intérêts de la chasse à courre, on met en avant leur présence et les honneurs leur sont rendus pour les inclure dans ce monde, le dernier au cœur duquel se tient l’aristocratie. Le clergé y trouve naturellement sa place, la même qu’à l’époque féodale : la justification morale de l’ordre dominant, ici ils sanctifient la vènerie comme cœur de ce réseau de pouvoir.

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Nous avons évoqué plus haut la vassalité autour des équipages les plus huppés. Ce phénomène de cour se reproduit aussi dans chaque équipage, même sans forcément les révérences désuètes et les usages royaux : c’est le réseau qui compte avant tout. Des rôles bien précis existent au sein de chaque équipage et imposent une préséance hiérarchique. En voici un résumé simplifié que l’on retrouve en grande vénerie (la chasse du cerf, du sanglier et du chevreuil).

  • Tout en haut se trouve le « Maître d’équipage ». C’est le responsable juridique ainsi que le décideur pendant la chasse. C’est lui qui possède la plupart du temps l’infrastructure de son équipage (chenil, meute, chevaux, matériel, bail de chasse avec l’ONF) même si cela peut se faire par le biais d’une association créée à cet effet. Le « master » (ou « fouet ») s’hérite le plus souvent au sein d’une même famille.
  • En dessous, les membres autorisés à porter la redingote aux couleurs officielles de l’équipage et à suivre les chasses à cheval sont appelés les « boutons ». Une fois promus par cooptation, ils payent une cotisation annuelle conséquente (par exemple 4 000 € pour un grand équipage chassant le cerf, 1 500 € pour un équipage au chevreuil) pour avoir le privilège de porter les attributs dorés de l’équipage et la tenue complète du veneur. Bien qu’ils possèdent leur permis de chasse (les autorisant à porter la dague, la trompe de chasse et le fouet), seule une poignée d’entre eux sont autorisés par le maître d’équipage à intervenir sur la chasse.
  • Sous le rang de « bouton » se trouve celui de « gilet ». Ces « demi-membres » sont eux aussi cooptés et payent une cotisation moindre (3 000 €). Ils portent un gilet aux couleurs de l’équipage et une épingle dorée au col, mais le tout caché sous une veste noire sobre. Les gilets peuvent suivre la chasse à cheval, donner des renseignements aux boutons et ramener des chiens perdus, sans agir directement sur les événements. Certains équipages proposent même une cotisation pour être simples « épingles ».
  • En dehors des membres à cheval de l’équipage, on trouve les « valets », qui effectuent tout le travail ingrat nécessaire à la bonne tenue des chasses. Souvent choisis parmi des familles de suiveurs loyales depuis longtemps, ils sont « récompensés » de leur fidélité par des missions telles que le ramassage des chiens sur la route, le harcèlement des opposants, le repérage du gibier au petit matin ou la conduite de véhicules dits de « sécurité ». Le rôle de valet le plus en vue est celui de « piqueux », c’est-à-dire le responsable de la meute, répondant aux ordres du maître d’équipage. Celui-ci vit souvent au chenil avec les chiens. Il est rémunéré et a droit au port d’une redingote spéciale pendant la chasse, pour être repéré de loin. Être piqueux est considéré comme un honneur parmi les suiveurs de la vénerie et c’est en tous cas le grade le plus élevé que peut atteindre un serviteur.
  • Enfin, tout autour de cette armada, on trouve ce qu’on appelle les « suiveurs ». Il s’agit de tout le petit monde qui gravite autour des chasses, spectateurs à pied, en 4×4 ou à vélo. Certains d’entre eux se spécialisent en photographie et offrent leurs services en réalisant des portraits ou en indiquant les cachettes des plus beaux animaux. D’autres aident les boutons en leur transmettant des informations ou en criant « Taïaut » au passage des animaux. Un suiveur méritant peut recevoir les « honneurs » lors de la curée en fin de journée (symbolisés par une patte coupée dont la peau a été sommairement tressée), un geste généralement réservé aux invités notables ou comme geste de bienvenue. Les plus assidus se verront même prêter des véhicules par l’équipage pour rendre ces services.

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En petite vénerie (renard, lièvre, lapin), les équipages comptent peu de membres et la hiérarchie se limite alors à la présence d’un maître d’équipage (souvent seul à cheval), de boutons, et de quelques suiveurs, dans le même esprit que leurs grands homologues.

Être suiveur est théoriquement donné à tout le monde, il suffit de venir si les chasses se déroulent en lieu public et si vous gravitez dans les petits réseaux qui se communiquent le rendez-vous de chasse, information réservée aux proches de l’équipage. Certains avantages sont attribués à ceux qui cotisent à l’association des suiveurs de l’équipage (250 € par an).
Mais c’est autre chose de rejoindre le cercle fermé des veneurs. On ne rentre pas dans un équipage comme on rejoint un club de football amateur : un tri s’effectue par cooptation. En embauchant un piqueux issu d’une famille de suiveurs dévouée, on assujettira toute celle-ci, redevable et fière, pour des années. Mais c’est autre chose de pouvoir monter à cheval, même sans la redingote officielle. Faire partie des invités est aussi un dispositif de cooptation élitiste, au même titre que la cérémonie des honneurs pendant la curée ou tout simplement le secret autour des rendez-vous de chasse, qui s’échange entre initiés. De la même manière, la distribution des autorisations de circulation en voiture sur les chemins de forêt (négociées avec l’ONF) normalement interdits au tout venant est aussi un des privilèges que peut réserver l’équipage à des membres méritants ou à des amitiés utiles.
Il est à noter qu’entre tous les membres décrits plus haut, une préséance s’impose : les suiveurs ont par exemple interdiction de sortir des chemins balisés (pour ne pas déranger les boutons en chasse) même quand il s’agit d’une forêt à accès public, et les cavaliers n’ont pas le droit de passer devant le maître d’équipage sur les chemins.
On entend beaucoup parler de la somme élevée que représente la cotisation à un équipage ou l’entretien du matériel de chasse, mais l’argent ne suffit pas à acheter un « bouton », l’important étant plutôt d’apporter une plus-value au cercle. Il ne s’agit pas nécessairement d’être un aristocrate soi-même, mais un poste intéressant dans l’échiquier social ou une loyauté sans faille joueront en la faveur d’un postulant. C’est aussi cette cooptation qui fait de la vénerie un réseau fermé et élitiste.

L’EXODE VERS LA FRANCE

LA CHASSE À COURRE FACE À L’HISTOIRE

Faisant face aux critiques de plus en plus nombreuses au fil du temps, les veneurs ont bien compris le rejet et la défiance que généraient le côté élitiste et féodal de leur pratique et se sont mis en tête de le gommer. À chaque vague d’opposition à leur pratique, la communication de la Société de Vénerie joue la carte d’une soit-disant « démocratisation ». C’est dans le cadre de cette stratégie qu’ils ont choisi d’intégrer dans leurs structures associatives (toute mesure gardée évidemment) leurs suiveurs et les pratiquants d’une vénerie plus modeste, vers la fin des années 1970. À cette époque, l’Association Française des Équipages de Vénerie (AFEV) commence à accepter des représentants de la petite vénerie dans ses rangs. En 1982, ils acceptent même certains d’entre eux (uniquement les nobles toutefois) à leur Conseil d’Administration. L’ajout récent des veneurs au lapin dans leurs statistiques a opportunément permis de diluer l’omniprésence de la noblesse dans leurs chiffres internes.
Une politique envers les suiveurs a aussi été lancée il y a quelques années, avec la création d’association dédiées séparées, mais pilotées par les équipages qui peuvent ainsi les organiser en défense de leur pratique, au prix de quelques concessions et tolérances.
Afin d’élargir encore cette alliance censée diluer l’image élitiste de la vénerie, l’intégration des veneurs « sous terre » (pratiquants du déterrage d’animaux dans leurs terriers) est envisagée depuis quelques années. Si cela est acté un jour, cela restera assurément dans certaines limites et Frédéric Herbet, président de l’association des veneurs sous terre (AFEVST) est bien conscient de la place de chacun dans ce petit monde, lui qui appelle les rares veneurs des classes populaires « des apatrides sociologiques ».
Il faut bien comprendre que cette stratégie de dilution comporte une contradiction indépassable pour la vénerie : s’ils ont besoin des suiveurs et des « petits » comme bouclier, leur trop grand nombre nuit au déroulement des chasses ainsi qu’à leur prestige et dilue aussi l’« effet réseau » qui est la raison d’être du dispositif tout entier. Démocratisation et vénerie sont donc deux termes résolument antinomiques.

Laissons d’ailleurs les sociologues Pinçon-Charlot conclure avec une citation de leur ouvrage sur la chasse à courre, qui, malgré ses limites, contient des passages sans aucun équivoque :

« En 2002, on comptait treize patronymes nobles sur les trente six membres du Conseil d’Administration de la Société de Vénerie. […] Cette surreprésentation exprime une partie de la fierté de la vénerie, à savoir son respect des traditions et des valeurs […] mais, au-delà, cette présence de la noblesse fait penser aux châteaux, aux vignobles, aux cercles, biens et institutions qui peuvent jouer un rôle dans l’ascension sociale et la cooptation de nouveaux venus parmi les élites. La vénerie est aussi une instance de consécration, et en ce sens elle ne peut se démocratiser radicalement. »
– Pinçon-Charlot, La chasse à courre, ses rites et ses enjeux (1993)

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CHAQUE VILLAGE, CHAQUE QUARTIER DOIT S'ORGANISER. TOUS ENSEMBLE, PROTÉGEONS LA FORÊT ET SES ANIMAUX !